JEANNE n’attendit pas d’être complètement guérie pour repartir. À Bombay, accablée de chaleur, malade, obstinée, sollicitée par mille mendiants dont la moitié mourait de faim et l’autre moitié faisait semblant, elle remonta peu à peu, à travers les stratifications de l’oubli et du mensonge, vers ce qui restait de souvenir véritable des faits. Elle recevait tant de réponses ahurissantes, sans rapport avec ce qu’elle demandait, n’importe qui lui disait n’importe quoi avec tant de facilité, pour recevoir quelques roupies ou plus souvent, très simplement, pour lui faire plaisir en ne laissant pas ses questions sans réponse, qu’il lui était impossible de discerner dans ce ruisseau d’eaux troubles les quelques pépites de vérité qu’il charriait.

Quand elle retrouva le chauffeur de la voiture qui avait conduit Nehru de l’aéroport de Bombay au laboratoire de Shri Bahanba, elle crut tout d’abord qu’il mentait… L’homme était devenu, depuis, un important fonctionnaire à casquette, tamponneur de passeports à l’arrivée des voyageurs aériens. Il refusa dignement toute gratification. Alors elle le crut. Nehru était mort depuis deux ans. Bahanba et ses collaborateurs avaient péri – c’était la version officielle – dans l’incendie du laboratoire, dix mois après la visite de Nehru. Elle ne pouvait donc avoir confirmation de cette visite que par des témoins secondaires. Après des semaines de recherches, elle retrouva la trace du pilote de l’avion personnel de Nehru. Il avait abandonné la vie active et parcourait l’Inde à pied, de temple en temple, en mendiant son riz. Elle eut la grande chance de le rejoindre, après plusieurs mois, dans l’ashram de Shri Aurobindo, à Pondichéry. Un soir, dans la paix des jardins, assis en lotus sous un arbre dont elle ignorait le nom, il parla d’une voix calme. C’était un homme sans âge aux longs cheveux gris qui rejoignaient une maigre barbe de même couleur. Ses yeux très noirs, très doux, étaient une source de paix. Il était nu jusqu’à la taille, et chacun de ses os se dessinait sous une mince couche de muscles modelés par les postures du yoga. Oui, il avait conduit le Pandhit à Bombay. Il l’avait reconduit le soir même à Delhi, et dans les mois qui suivirent à New York, à Moscou, à Pékin, à Londres, à Paris, à Berlin. Partout, le Pandhit avait rendu visite aux chefs d’État… L’homme lui révéla également l’existence du deuxième avion qui avait accompagné le sien partout. Il ne savait pas qui se trouvait à bord…

Et ses yeux, le ton de sa parole et l’équilibre de son corps disaient que tout cela n’était qu’une agitation vaine, et que le seul voyage qui compte est celui qu’on fait sans bouger, à l’intérieur de soi-même.

Après tant d’années de recherches acharnées, désordonnées, dans toutes les directions, après tant de fausses pistes, de vraies pistes interrompues, d’obstinations sans résultats et de résultats sans intérêt, ces quelques phrases entendues dans la douceur d’un jardin où s’endormaient les oiseaux, payèrent Jeanne de toutes ses fatigues. Ces noms, et ce voyageur qui les unissait les uns aux autres, c’était enfin une route jalonnée sur laquelle elle allait pouvoir avancer. Avant de s’y engager, elle prit enfin, pour la première fois, le temps de se reposer. Elle resta cinq semaines à l’ashram, reconstruisant ses forces morales et physiques, puis repartit pour Bombay où elle pensait, maintenant, que se situait l’origine de toute l’affaire.

Elle retrouva le nom d’une assistante biologiste qui avait quitté le laboratoire deux mois avant l’incendie pour devenir fonctionnaire à Delhi. Jeanne partit pour Delhi et s’enfonça dans l’administration indienne comme dans un édredon. La multiplicité des bureaucrates n’avait d’égale que leur bonne volonté. Elle ne savait exactement à quel service s’adresser. Elle prospecta tous ceux qui touchaient à la science et à la santé publique. Personne ne savait rien, mais avec une extrême serviabilité. Un après-midi, alors qu’elle posait pour la millième fois la même question, à un homme vêtu d’un costume blanc léger, assis derrière un petit bureau sous un grand ventilateur, l’homme lui répondit en souriant que la femme qu’elle cherchait était sa propre sœur, qu’elle appartenait au même service que lui, et qu’elle faisait actuellement une tournée de propagande dans les campagnes en faveur de la contraception.

Jeanne la rejoignit le surlendemain dans un village à quarante kilomètres environ au nord-ouest de Calcutta. C’était le jour du marché. L’équipe de propagande avait dressé sur la place une tente militaire qu’un peintre avait enluminée de dessins naïfs aux couleurs vives représentant des scènes de la vie des Dieux.

De nombreuses jeunes femmes et quelques hommes pénétraient dans la tente et sortaient à l’autre bout. Les femmes emportaient un collier « Ogino » qui leur permettait de compter leurs jours stériles et leurs jours féconds. Elles étaient ravies, elles croyaient qu’il leur suffisait de mettre le collier autour du cou pour ne pas avoir d’enfants. Aux hommes on promettait un transistor s’ils se laissaient stériliser. Le chirurgien opérait quelques mètres plus loin, sous une tente sanitaire marquée de la croix rouge.

Les paysans assis à l’ombre du banian avaient étalé leurs fruits et leurs légumes sur des chiffons et des journaux aux caractères étranges. Des mouches bourdonnaient dans les marchandages et la musique. Des singes se promenaient parmi les acheteurs et les vaches. De temps en temps, un d’eux chipait une mangue ou un radis, s’enfuyait en criant comme s’il était poursuivi, et allait manger son larcin au bord d’un toit.

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